mardi 11 novembre 2008

La Grèce en haillons

Ce post est un hommage à un homme, lui aussi "premier homme".

Préambule
Si le titre vous a effrayé calmez vous et n'ayez crainte car là il ne s'agit que d'une métaphore d'une époque lointaine. Tout va bien pour la Grèce, ne vous inquiétez pas. En réalité c'est juste le titre d'un article d'un journaliste...non, non! c'est pas ça! C'est le titre d'un article d'un écrivain et journaliste auteur d'une enquête sur les réalités kabyles des années 30. C'est le titre du premier article de cette série sur la Kabylie. L'auteur, mesdames et messieurs, c'est Albert Camus. Ecrivain existentialiste qui considérait ce monde comme étant absurde, auteur entre autres de "Mythe de Sisyphe", "La chute", "La peste", "L’étranger" et "le premier homme" bien sûr!
Ce titre évoquant la Grèce a soulevé un tollé parmi les "pieds-noirs", les "cols-blancs" ainsi de suite. Cette hostilité quasi-unanime vient plus du fait que Camus ait osé comparer ces "sauvages indigènes" de Kabylie (selon les occupants turcs, français ou arabes), cette pauvre Kabylie à la prestigieuse Grèce elle-même! A la Grèce dont les "maîtres" français détiennent seuls et revendiquent l'héritage. Donc la comparaison à la Grèce a été traité de «singulière assimilation», c'est le moins que l'on puisse dire. Au delà de ce titre dérangeant les autorités coloniales ne voulaient en aucun reconnaître les faits dévastateurs des guerres de colonisation menées contre les kabyles. Sortie d'Algérie en 1962 la France, l'état français, n'a pas au préalable pensé à restituer les terres confisquées aux kabyles lors de la conquête du 19 siècle et surtout suite aux révoltes de 1871. Aujourd'hui l'état français demeure toujours contre la Kabylie tout simplement parce qu'il est le notaire préféré de l'usurpateur qui occupe toujours nos terres.

Misère de la Kabylie
Albert Camus a publié cette série d'articles consacrée à notre région "misère de la Kabylie" entre le 5-15 juin 1939 dans «Alger Républicain». Il serait bien de rappeller aux générations actuelles au moins quelques détails de ce témoignage poignant d'un homme sincère et sans doute chagriné par tant de misère.
Premier article «La Grèce en haillons» 5 juin 1939, extrait:
« Si je pense à la Kabylie, ce n’est pas ses gorges éclatantes de fleurs ni son printemps qui déborde de toutes parts que j’évoque, mais ce cortège d’aveugles et d’infirmes, de joues creuses et de loques qui, pendant tous ces jours, m’a suivi en silence. Il n’est pas de spectale plus désespérant que cette misère au milieu d’un des plus beaux pays du monde.»
Deuxième article «Dénuement» du 6 juin 1939:
Par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle. À mes questions, un Kabyle a répondu : "C’est tous les matins comme ça." Un autre habitant m’a expliqué que l’hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont inventé une méthode pour trouver le sommeil. Ils se mettent en cercle autour d’un feu de bois et se déplacent de temps en temps pour éviter l’ankylose. Et la nuit durant, dans le gourbi misérable, une ronde rampante de corps couchés se déroule sans arrêt. Ceci n’est sans doute pas suffisant puisque le Code forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve et qu’il n’est pas rare qu’ils se voient saisir leur seule richesse, l’âne croûteux et décharné qui servit à transporter les fagots. Les choses, dans la région de Tizi-Ouzou, sont d’ailleurs allées si loin qu’il a fallu que l’initiative privée s’en mêlât. Tous les mercredis, le sous-préfet, à ses frais, donne un repas à 50 petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain. Après quoi, ils peuvent attendre la distribution de grains qui a lieu au bout d’un mois. Les sœurs blanches et le pasteur Rolland contribuent aussi à ces œuvres de charité. On me dira : "Ce sont des cas particuliers... C’est la crise, etc. Et, en tout cas, les chiffres ne veulent rien dire." J’avoue que je ne puis comprendre cette façon de voir. Les statistiques ne veulent rien dire et j’en suis bien d’accord, mais si je dis que l’habitant du village d’Azouza que je suis allé voir faisait partie d’une famille de dix enfants dont deux seulement ont survécu, il ne s’agit point de chiffres ou de démonstration, mais d’une vérité criante et révélatrice. Je n’ai pas besoin non plus de donner le nombre d’élèves qui, dans les écoles autour de Fort-National, s’évanouissent de faim. Il me suffit de savoir que cela s’est produit et que cela se produira si l’on ne se porte pas au secours de ces malheureux. Il me suffit de savoir qu’à l’école de Talam-Aïach les instituteurs, en octobre passé, ont vu arriver des élèves absolument nus et couverts de poux, qu’ils les ont habillés et passés à la tondeuse. Il me suffit de savoir qu’à Azouza, parmi les enfants qui ne quittent pas l’école à 11 heures parce que leur village est trop éloigné, un sur soixante environ mange de la galette et les autres déjeunent d’un oignon ou de quelques figues.

Ground Zéro
Je ne suis pas convaincu que Camus n'ait pas pu comprendre que la surpopulation de la Kabylie était dûe non pas à "la fertilité des femmes indigènes" comme le disait la propagande coloniale (sans parler du taux de mortalité sans doute très élevé à l'époque) mais tout simplement que la Kabylie était un vaste camp de réfugiés, et le demeure toujours soit dit en passant. Un camp de réfugiés des victimes qui ont fui la plaine, les terres arables confisquées suite aux invasions successives des arabes, des trucs et des français. Un vaste camp de refugiés dont les terres ont été confisquées, volées et spoliées, des gens déchus de tout, repliés sur eux-mêmes et prêts à rebatir même s'ils sont obligés de repartir du plus bas, de zéro.
On a toujours repproché à Camus son silence durant la guerre d'Algérie, d'avoir chosi la France («entre ma mère et la justice, je préfère ma mère») alors qu'il s'agit là plus de neutralité que de parti pris. Je pense que l'opinion de l'auteur du "fils du pauvre" Dda Lmuludh Feraoun, un homme de la même génération que Camus, est la meilleure réponse à cette question.

Il faut le dire clairement: parmi tant de malheurs causés notamment par l'occupation française et au milieu de cette horde de haineux il s'est trouvé des hommes parmi les français qui ont osé dire la vérité; il s'est trouvé un Grand Homme, un Grand Esprit lui-même fils de colon qui a osé dénoncer cette injustice envers notre peuple. Camus avait de la sympathie pour la Kabylie, oui peut-être. Camus subjugué par la beauté du pays kabyle, oui vraisemblablement. Moi je pense que Camus a plus ressenti que compris la Kabylie. Camus en parlant de la Kabylie ne savait sans doute pas à quel point il avait raison en évoquant la Grèce. On fera le nécessaire pour lui donner raison, pour que la Kabylie sans avoir à être la Grèce puisse être source de miracles, de lumière et de justice. On va partir et repartir de zéro, nous peuple composé presque quasiment de "fils du pauvre - premier homme", et l'objectif sera atteint quelles que soient les difficultés.
Le premier homme m'est aussi proche que le fils du pauvre, tous deux sont mes compatriotes, mes compatriotes de gré.

Aucun commentaire: